64.
— Qu’est-ce que tu fous là ? Je croyais que tu devais passer la journée à te reposer chez moi ? s’exclama Iris en ouvrant la porte de son bureau à Mackenzie.
— Je suis censé venir retrouver mon garde du corps…
— Ton garde du corps ?
Ari fit un geste d’impuissance.
— On me colle un type du SPHP. Ordre du ministre. Franchement, je m’en serais bien passé !
— Eh bien ! Le vent tourne… T’es dans les petits papiers du ministère, on dirait !
— Tu parles ! Dès que cette affaire sera finie, je vais retomber aux oubliettes.
Iris retourna sur son fauteuil et invita Ari à prendre place en face d’elle.
— Comment tu te sens ?
— Ça va mieux. J’ai dormi un peu et je n’ai presque plus mal à la jambe.
— C’est déjà ça. Tu as entendu pour la fusion ?
— Non… Ça y est ?
— Oui. C’est officiel. La DCRG et la DST vont fusionner, a priori dans deux ou trois mois.
— Eh bien, ils n’auront pas perdu de temps ! On vient à peine d’entrer dans les locaux.
— Ouais. Prépare-toi à rejoindre la DRI, mon cher, la Direction du renseignement intérieur…
— Oh, tu sais, je m’y prépare depuis belle lurette. Mais je ne suis pas sûr que j’y aie vraiment ma place… Et qui va diriger tout ça ?
— À ton avis ?
— Quelqu’un de la DST ?
— Bingo !
— Ça m’aurait étonné ! Je crois que je peux dire adieu au groupe sectes…
— Ce qui est certain, Ari, c’est qu’ils vont en profiter pour revoir les effectifs à la baisse. L’ambiance est à la réduction du personnel, dans le service public, tu sais.
— Bah, là, pour être honnête, c’est pas vraiment ce qui me préoccupe.
— Je me doute.
— Est-ce que tu as trouvé des choses sur le Vril pour moi ? demanda Ari, pressé de se recentrer sur son enquête et, surtout, sur le moyen de retrouver Lola.
— Oui, mais je ne sais pas si ça te servira à grand-chose…
— Balance toujours.
— OK. Attends, je sors mes notes.
Iris Michotte prit une chemise cartonnée sur son bureau et l’ouvrit devant son ami.
— Alors… La confrérie du Vril est apparue en 1918, en même temps que la société de Thulé. Apparemment, l’idée du Vril vient d’un roman écrit en 1870 par un certain Bulwer Lytton : The Coming Race. L’auteur y affirme l’existence d’une race supérieure d’êtres humains, qui vivent sous terre et qui maîtrisent une sorte d’énergie censée venir du centre de la terre : le Vril. En gros, si j’ai bien compris, les fondateurs de la confrérie du Vril prenaient le contenu de ce livre très au sérieux et s’étaient fixé pour mission de trouver la source cachée de cette énergie, qui devait permettre d’assurer par la suite la supériorité de la race aryenne.
— C’est ce que j’avais cru comprendre.
— Le truc, c’est que, comme souvent avec les occultistes, c’est un peu confus. On ne sait pas trop s’ils voulaient prouver qu’une race supérieure existait déjà dans le centre de la terre ou bien s’ils voulaient fabriquer une race supérieure grâce à cette mystérieuse source d’énergie souterraine… En somme, les membres de la confrérie du Vril – lesquels étaient souvent des ethnologues, des occultistes convaincus ou des hommes politiques proches de l’entourage de Hitler – tentaient d’explorer la question des origines de la race aryenne et de prouver l’existence d’une énergie souterraine capable de les rendre plus forts. Avec les années, leurs théories sont devenues de plus en plus compliquées, se sont enrichies de tout un tas d’autres thèses occultistes plus allumées les unes que les autres. Je t’avoue que j’ai un peu du mal à suivre. C’est un mélange alambiqué de mythologie grecque, de philosophie bouddhiste, de croyances diverses et variées concernant par exemple l’Atlantide, mais aussi de références aux exercices de concentration évoqués par les jésuites… sous prétexte qu’Ignace de Loyola était basque, or beaucoup d’occultistes pensent que les Basques sont les descendants directs des Atlantes… Ne m’en demande pas plus, je t’avoue que j’ai eu du mal à tout comprendre.
— J’imagine.
— Voilà. En revanche, j’ai essayé de me renseigner un peu plus sur leur symbole, tu sais, le tatouage que tu as vu sur le bras des deux types auxquels tu as été confronté.
— Le soleil noir…
— Oui. L’explication de ce symbole est assez simple. Selon les membres de la confrérie, l’énergie du Vril viendrait d’un soleil noir, une grosse boule de materia prima censée exister au centre de la terre et rayonner sur les habitants du monde souterrain.
— D’accord. Ce sont donc des adeptes de la théorie de la terre creuse ?
— Exactement. C’est un des thèmes récurrents du mysticisme nazi. Les occultistes de Thulé ou du Vril défendaient l’idée selon laquelle la terre possédait une surface interne habitable. Certains sont même allés jusqu’à supposer que c’était au sein de la terre creuse que Hitler était allé se réfugier, et qu’il y serait encore aujourd’hui… ce qui expliquerait qu’on n’ait jamais retrouvé son corps.
— Mais bien sûr ! Et Elvis Presley, aussi ! ironisa Ari.
— Oui. Tu vois le genre… Cela dit, tu sais, même si la communauté scientifique réfute aujourd’hui l’idée que notre planète ne peut pas être creuse, la théorie n’est pas si farfelue que ça.
— Comment ça ?
— Je ne suis pas géophysicienne, hein, mais j’ai regardé un peu tout ça et, sans vouloir me faire l’avocat du diable, l’intérieur de la terre demeure un grand mystère … À ce jour, on connaît presque mieux ce qu’il y a à la surface de Mars que ce qu’il y a au centre de notre propre planète !
— Oui… Enfin, de là à dire que Adolf Hitler y est allé se réfugier avec des représentants purs de la race aryenne, il y a quand même un gouffre…
— Bien sûr. Tout ce que je veux dire, c’est que l’intérieur de la terre reste encore un domaine assez inconnu. Regarde…
Elle tendit à Ari un croquis qui représentait une vue en coupe de la planète.
— Avec l’invention du sismographe, on a pu déterminer les différentes couches qui constituent la terre, mais ça reste très théorique. Il y a d’abord la croûte externe, puis le manteau supérieur, le manteau inférieur, le noyau externe liquide et le noyau solide. Le problème, c’est qu’on n’a jamais été capable d’aller voir ne serait-ce qu’en dessous de la croûte externe. En moyenne, elle fait 45 kilomètres et le forage le plus profond qui ait été réalisé n’est descendu qu’à 12 kilomètres de profondeur. Ensuite, la température est trop élevée et la pression trop forte pour le matériel utilisé. Je sais pas si tu vois, mais 12 kilomètres, à l’échelle de la planète, c’est à peine l’équivalent d’une piqûre d’un dixième de millimètre à la surface d’une orange. Mais ce n’est pas tout. En 1993, un essai nucléaire effectué par la Chine a permis à des géophysiciens de reconstituer une image tridimensionnelle des profondeurs de la Terre. Les chercheurs ont cru déceler sur cette image des morceaux d’un ancien continent englouti, qui flotterait à la surface du noyau. Si l’hypothèse était exacte, cela impliquerait qu’un séisme aurait enfoui un continent entier à 2 900 kilomètres de profondeur !
— Qu’est-ce que tu essaies de me dire ? Qu’il y a peut-être vraiment un continent habité à l’intérieur de la terre ?
— Mais non, bien sûr que non ! Mais, en gros, le centre de la terre reste encore suffisamment inconnu pour que des occultistes puissent imaginer n’importe quoi.
— Je vois où tu veux en venir… Les membres de la confrérie du Vril seraient prêts à tout pour découvrir ce qu’il y a au centre de la terre et éventuellement confirmer leur théorie sur l’existence d’une énergie mystérieuse ou d’une race supérieure ?
— Par exemple…
— Cela voudrait dire que le mystère caché dans les pages perdues des carnets de Villard a un rapport avec le centre de la terre… Pourquoi pas ?
— Je sais pas si ça peut t’aider…
Ari haussa les épaules.
— Il est encore un peu tôt pour le dire. En tout cas, je te remercie. Comme toujours, ton aide m’est précieuse.
— Je t’en prie. Tiens, je te laisse mes notes.
Ari embrassa sa collègue et partit sans plus attendre dans son bureau. Il appela aussitôt le directeur central adjoint Depierre qui, visiblement, avait essayé de le joindre plusieurs fois.
— Ah ! Vous voilà, Mackenzie ! Merci d’être venu si vite… Votre garde du corps est ici. Je vous l’envoie.
— Merveilleux, répondit Ari d’un ton ironique.
— Soyez aimable avec lui, hein ?
— Mais bien sûr, patron, bien sûr.
— Bon. Il y a du neuf, Ari.
— Je vous écoute.
— Le procureur Rouhet vient de m’informer des dernières avancées de la DIPJ. Ils semblent avoir trouvé la preuve qu’Albert Khron est le dirigeant de la branche française de la confrérie du Vril.
— Donc, le Vril existe toujours ?
— Apparemment. Et surtout, le commissaire Allibert a peut-être localisé Khron.
— Où il est ? répondit Mackenzie d’une voix pressante.
— Ne vous emballez pas. Ils ne sont pas absolument sûrs qu’il y soit, mais ils espèrent le trouver, justement, au siège du Vril. Un informateur leur a révélé le lieu où se réunit la confrérie.
— Où ?
— À Bièvres. Dans un pavillon qui s’appelle l’Agartha. Le commissaire Allibert prépare une descente avec la BRI[13].
— Quand ?
Le directeur adjoint marqua une pause.
— Je vous vois venir, Mackenzie. Il est hors de question que vous y alliez avec eux ! Vous avez pris assez de risques comme ça ces derniers jours. Vous attendez gentiment que la DIPJ arrête Khron, et après on verra. Le procureur m’a promis qu’il vous tiendrait au courant.
— Qu’il me tiendrait au courant ? J’espère bien ! Dolores Azillanet est sans doute enfermée là-bas, je vous rappelle !
— Mackenzie ! La DIPJ s’en occupe, maintenant. Vous n’avez rien à craindre. Les brigades d’intervention sont entraînées à ce genre d’exercice. Il faut juste que vous restiez patient.
— Oui, oui…
Ari raccrocha et se prit la tête dans les mains. Puis il composa un numéro sur son téléphone. Le commissaire de Reims répondit dès la première sonnerie.
— Comment allez-vous, Mackenzie ? J’ai appris pour votre accident.
— Ça peut aller. Dites-moi, Bouvatier, j’ai besoin d’un service.
— Je vous écoute.
— Vous êtes au courant pour la confrérie du Vril et le pavillon de l’Agartha ?
— Je viens d’apprendre ça, oui. Il faut croire qu’Allibert a enfin bougé ses fesses.
— Est-ce que vous savez quand la DIPJ prévoit de faire sa descente ?
— Non, pourquoi ?
— Vous croyez que vous pourriez me trouver cette information ?
— Pourquoi vous ne leur demandez pas directement ?
— Ils ne voudront jamais me le dire.
— Ils auraient raison, répliqua le jeune commissaire. Vous allez encore faire une connerie, Ari.
— Je vous en supplie, Bouvatier, essayez de savoir quand la DIPJ planifie son assaut. Allibert a tellement peur que je lui pique la vedette qu’il me met à l’écart de tout. Ma… Ma meilleure amie est probablement enfermée dans ce pavillon.
— Oui, je suis au courant.
— Alors rendez-moi ce service, insista Ari.
— Je vais voir ce que je peux faire. Je vous rappelle.
Au même instant, on frappa à sa porte. Mackenzie releva la tête et fit signe d’entrer.
— Bonjour. Je suis votre garde du corps.
— Euh… Bonjour, répondit Ari, un peu surpris.
L’homme n’avait rien de l’idée qu’on pouvait se faire d’un garde du corps. Grand, mince, un peu gauche, il ressemblait plus à une grue qu’à une armoire à glace. Des cheveux blonds très courts, les yeux bleus, le nez long, étroit et pointu, les traits fins, il avait quelque chose d’un Slave un peu fragile. Il avait la voix fluette, la peau claire et les joues rosées d’un adolescent. Il mâchait un bâton de réglisse qu’il tenait comme une sucette, ce qui lui donnait un air au mieux décalé, au pire complètement idiot.
Ari se demanda d’abord si c’était un gag. Mais ce n’était pas vraiment le genre de la maison.
— Comment vous appelez-vous ?
— Krysztov Zalewski.
— C’est russe ?
— Polonais, rétorqua le garde du corps avec un soupçon d’agacement dans la voix.
— Ah, pardon. Bon… Je n’ai pas trop l’habitude. Comment ça se passe ? Vous devez rester avec moi tout le temps ? demanda Ari d’un air las.
— C’est un peu l’idée, oui.
— Je vois. Eh bien, asseyez-vous là, j’ai quelques recherches à faire, et ensuite on sort.
— Je peux vous attendre devant la porte de votre bureau si vous voulez, proposa le grand maigre tout en mâchonnant sa réglisse.
— Vous rigolez ou quoi ? Vous allez quand même pas faire le guet dans les couloirs de la DCRG ? Asseyez-vous dans mon bureau cinq minutes, occupez-vous, prenez un bouquin, faites un Sudoku ou ce que vous voulez, j’en ai pas pour longtemps.
— Comme vous voudrez.
Le garde du corps s’installa sur le fauteuil en face du bureau d’Ari, sortit un livre de la poche intérieure de son manteau et se mit à lire.
Mackenzie écarquilla les yeux, de plus en plus incrédule.
— Ça vous dérange pas que je lise ? demanda Zalewski en voyant qu’Ari le dévisageait.
— Euh… non, non puisque je vous ai dit de le faire. Je… Je suis juste surpris que vous ayez un livre de poche sur vous.
— Ah. J’en ai toujours un, quand je suis en service. C’est un boulot où on passe beaucoup de temps à attendre…
— Et vous lisez quoi ?
Le Polonais releva la couverture vers Ari pour lui montrer.
— Richard Brautigan.
— Ah. Excellent choix, complimenta Mackenzie, bluffé.
Le garde du corps se remit à lire. Ari l’observa encore un moment, perplexe, puis il baissa la tête et se remit au travail.
Avant tout, il voulait vérifier rapidement quelque chose. Le nom du pavillon du Vril, il en était certain, avait un rapport direct avec la théorie de la terre creuse, dont il venait justement de s’entretenir avec Iris. Il ne se souvenait plus exactement s’il s’agissait d’une ville ou d’un continent, mais il était presque sûr que l’Agartha désignait un lieu à l’intérieur de la terre. Il décida de s’en assurer, non pas que cela eût beaucoup d’importance, mais c’était une nouvelle preuve du rapport qui devait exister entre la confrérie de Khron et la terre creuse. Dans son livre sur le mysticisme nazi, il retrouva un article entier sur le sujet. Il lut le texte jusqu’au bout puis consulta d’autres ouvrages spécialisés, dont un essai de l’ésotériste René Guénon, et prit, à tout hasard, quelques notes sur son carnet Moleskine.
L’Agartha était un mystérieux royaume souterrain de la mythologie indienne, prétendument situé sous l’Himalaya et relié aux cinq continents par un réseau complexe de galeries. Pour certains, une infime partie de ces tunnels existait encore – bien que le royaume lui-même eût été, d’après eux, détruit par les nombreux glissements géologiques – mais leurs entrées restaient inconnues. D’autres affirmaient que des entrées vers ce royaume souterrain subsistaient dans le désert de Gobi, à Manaus au Brésil, dans la pyramide de Gizeh ou bien dans les fameuses grottes de Los Tayos, en Équateur. La capitale de l’Agartha s’appelait Shambhala, cité mythique que l’on retrouvait également dans le folklore du Tibet, de la Mongolie, de la Chine, de la Perse, de la Russie ou de l’Allemagne. Quant aux habitants de ce royaume, ils étaient censés mesurer plusieurs mètres de haut, être de magnifiques blonds aux yeux bleus et avoir la peau très claire… Les liens entre ces vieilles légendes antiques et les théories nazies sur la race aryenne étaient particulièrement troublants.
Ari rangea les volumes dans sa bibliothèque, puis, voyant que Bouvatier ne le rappelait toujours pas, il décida de prendre un peu de temps pour étudier autre chose.
Il sortit son cellulaire de sa poche, enleva péniblement la minuscule carte mémoire logée à l’intérieur et chercha en vain où l’insérer dans l’un des innombrables lecteurs dont disposait la façade de son ordinateur.
— Eh merde, ça va où ce truc ? grogna-t-il.
Le garde du corps haussa un sourcil.
— Vous avez besoin d’aide ?
— Vous vous y connaissez, vous, en informatique ?
Zalewski se leva et rejoignit l’analyste devant l’ordinateur.
— Je voudrais imprimer une photo qui est dans cette carte.
— Je vois. Ça doit pas être bien compliqué. Vous n’avez pas de cours d’informatique, à la DCRG ?
— J’ai fait l’école buissonnière.
— Écoutez… C’est une micro-SD, votre carte. Il faut un adaptateur pour la mettre dans votre lecteur SD, qui est… juste là.
— Un adaptateur ? Je suis supposé en avoir un ?
— Il y en avait probablement un qui était fourni avec votre téléphone, oui.
Mackenzie se leva, se faufila derrière le grand blond et attrapa la boîte d’emballage de son cellulaire dans le placard où il empilait tous les objets dont il n’avait jamais besoin… Il la tendit à Krysztov.
— Je vous laisse faire, ça me donne de l’urticaire, ces trucs-là.
Zalewski ouvrit la boîte et y trouva le minuscule adaptateur. Il glissa la carte de Mackenzie à l’intérieur, avec une habileté étonnante, puis il inséra le tout dans l’ordinateur.
— Maintenant, dit-il, c’est un jeu d’enfant.
— Dites pas ça, en général je comprends rien aux jeux d’enfants.
Une fenêtre s’ouvrit au milieu de l’écran.
— Voilà. Le répertoire photos, c’est celui-là.
— Mais comment vous savez ça, vous ? s’étonna Ari, légèrement vexé.
— Ben… Il y a écrit « Mes photos » dessus, c’est assez limpide ?
Zalewski ouvrit le dossier et une quinzaine de photos miniatures apparurent dans la fenêtre. La plupart étaient des photos de Lola. Ari émit une toux embarrassée. Puis, tout en bas de l’écran, il pointa du doigt vers l’une des photos du carré de Mona Safran qu’il avait faites à Honnecourt.
— Voilà, c’est celle-là. Vous pouvez me l’imprimer ?
Le garde du corps s’exécuta. Quelques secondes plus tard, une feuille sortait de l’imprimante.
— Merci.
Krysztov retourna s’asseoir sur son fauteuil et reprit sa lecture en silence.
Ari posa la feuille devant lui, sortit la photocopie de Paul de son sac et les disposa l’une à côté de l’autre.
Les deux compositions présentaient beaucoup de similitudes. La disposition même des pages obéissait sans aucun doute à un ordre logique qu’il lui faudrait décrypter.
Toutes deux portaient la même inscription, dans une écriture distincte et plus récente que les autres textes : « L :. VdH :. », le seing de la loge Villard de Honnecourt. Puis, en haut, au centre, chacune était coiffée de ce qui ressemblait à un mot codé, par groupes de deux lettres ou signes. « LE RP – O VI SA » pour la page de Paul, et « RI NC TA BR CA IO VO LI – O » pour celle de Mona. La disposition de ces mots mystérieux laissait penser qu’ils étaient le titre de la page.
Toutes deux, enfin, représentaient un objet particulier, reproduit par Villard. L’astrolabe, sur le carré de Paul, était peut-être celui rapporté à Reims par Gerbert d’Aurillac, encore qu’Ari n’en avait pas la preuve formelle. Il lui faudrait sans doute chercher ailleurs. Quant au chapiteau de l’église de Vaucelles, dessiné sur le carré de Mona, il avait aujourd’hui disparu…
Ari scruta longuement les deux feuilles, puis il remarqua subitement quelque chose. Une évidence qui lui avait échappé jusqu’à présent lui sauta aux yeux.
Pour vérifier, du bout de l’index, il suivit les deux mots codés en haut des pages et compta les paires de lettres que chacun comprenait.
« LE RP – O VI SA » : cinq paires.
« RI NC TA BR CA IO VO LI – O » : neuf paires.
Or, le premier mot figurait sur la page de l’astrolabe de Reims et le second au-dessus d’un morceau d’architecture de l’église de Vaucelles.
REIMS : cinq lettres.
VAUCELLES : neuf lettres.
Ari se frotta la joue d’un air satisfait. Cela ne pouvait pas être un hasard. C’était peut-être un moyen de décrypter quelque chose… Il griffonna sur son carnet Moleskine.
« LE RP – O VI SA » = REIMS ?
« RI NC TA BR CA IO VO LI – O » = VAUCELLES ?
Une à une, il remplaça les paires de lettres par leur correspondant dans la ville supposée.
LE = R
RP = E
— O = I
VI = M
SA = S
Puis
RI = V
NC = A
TA = U
Etc.
Quand il eut fini, il dut se rendre à l’évidence : cela ne le menait nulle part. Et surtout, la paire « — O » ne correspondait pas dans les deux codes à la même lettre. Dans le premier, il remplaçait le « I » de Reims et dans le second, le « S » de Vaucelles.
Il manquait encore quelque chose. Mais Ari était certain d’être sur la bonne piste. C’était déjà ça. Il se remémora alors la traduction des textes qui figuraient sur les deux pages.
Sur la première : « J’ai vu cet engin que Gerbert d’Aurillac apporta ici et qui nous enseigne le mystère de ce qui est dans le ciel et à cette époque il ne portait aucune inscription.
Pour bien commencer, tu devras suivre la marche de la lune à travers les villes de France et d’ailleurs. Alors tu prendras la mesure pour prendre le bon chemin. »
Et sur la deuxième : « Pour l’un de mes premiers travaux sur ma terre natale il m’a fallu dégrossir la pierre brute.
Tu feras 25 vers l’orient. »
Il ne pouvait s’empêcher de penser que c’étaient les extraits d’un jeu de piste, mais il lui manquait encore bien trop d’éléments pour avoir le courage de s’y pencher plus sérieusement. Toutefois, la disposition des deux textes sur chacune des pages était elle aussi identique. Un premier texte, en haut, proche du dessin, concernait directement celui-ci. C’était une sorte de commentaire ou d’explication. Le second texte, plus bas, semblait en revanche être un élément de l’énigme elle-même, et Ari était certain que le secret livré par Villard de Honnecourt était divisé en six parties, chacune disséminée sur l’un des six carrés. Il convenait donc, probablement, afin de résoudre l’énigme, d’assembler les phrases qui se trouvaient en bas des six pages, en laissant de côté les textes explicatifs du haut.
« Pour bien commencer, tu devras suivre la marche de la lune à travers les villes de France et d’ailleurs. Alors tu prendras la mesure pour prendre le bon chemin.
Tu feras 25 vers l’orient. »
Oui. C’était sans doute cela. Mais il lui manquait les quatre autres pages avant de pouvoir comprendre quelque chose à ce charabia.
En outre, il restait des zones d’ombre. L’expression « la marche de la lune » faisait-elle référence au dessin des différentes phases de la lune, reproduites sur l’astrolabe et répétées en dessous ? Quant à « tu feras 25 vers l’orient » ? Vingt-cinq quoi ? Vingt-cinq pas ? Vingt-cinq mètres ? Impossible de savoir.
Enfin, au sujet de l’astrolabe, quelque chose chiffonnait Ari. Dans son commentaire, Villard précisait : « À cette époque il ne portait aucune inscription. » Or toutes les photos d’astrolabes qu’Ari avait pu voir dans les différentes encyclopédies les montraient avec de nombreuses inscriptions arabes disposées sur les différentes plaques, ainsi que sur ce que l’on appelait l’araignée – à savoir le disque ajouré qui pivotait sur le dessus. Mais l’astrolabe dessiné par Villard n’en comprenait aucune, pas une seule lettre, pas un seul chiffre, ce qui était particulièrement étrange. Car sans inscription, sans mesures, à quoi pouvait bien servir cet instrument ? Quant à ces fameuses phases du cycle lunaire, elles n’apparaissaient sur aucun autre astrolabe…
Décidément, il restait encore beaucoup de choses à comprendre, ne fût-ce que sur ces deux pages-là…
Ari leva la tête vers le garde du corps.
— Vous fumez, Krysztov ?
Celui-ci fit non de la tête et désigna le bâton de réglisse dans sa bouche.
— J’ai arrêté.
— Ça m’aurait étonné, dit l’analyste en se levant. Eh bien je suis désolé, mon cher, mais moi, je fume ! Et maintenant, avec la tyrannie anti-fumeurs, on est obligés de sortir pour s’en griller une…
— Pas de problème, je vous suis.
— Merveilleux.
Les deux hommes descendirent dans la cour du bâtiment de Levallois. La plupart des fumeurs se retrouvaient là, devant les grandes portes en verre, ce qui avait artificiellement créé une sorte de petite communauté d’intoxiqués bannis au sein des services de renseignement. Se détruire la santé ensemble, ça créait des liens. La cour de Levallois était devenue un véritable salon de débats. D’après ce qu’Ari put entendre, il y était essentiellement question, ce jour-là, de la fusion imminente des deux services et il préféra se mettre un peu à l’écart pour fumer tranquillement.
Le garde du corps vint s’asseoir à côté de lui sur le petit muret.
— Comment on fait, quand je vais pisser ? demanda Ari d’un air innocent.
— Je me contenterai de rester devant la porte, n’ayez pas peur.
— Et vous, vous n’allez jamais pisser ?
Le garde du corps concéda son premier sourire de la journée.
— Non. Jamais.
— Ça fait longtemps que vous faites ce métier ?
— Cinq ans.
— Et vous n’en avez pas marre ?
— Non.
— Oh ? Vraiment ?
— Ça dépend du client. Quand on me colle des anciens ministres à la retraite pour les accompagner dans des foires à bestiaux en province, on peut pas dire que ce soit fascinant, faut bien le reconnaître… Mais avec vous, je sais pas pourquoi, j’ai l’impression qu’on ne va pas s’ennuyer.
Ari hocha la tête en souriant. Finalement, ce garde du corps avait peut-être le sens de l’humour…
— Vous ne croyez pas si bien dire, Krysztov !
— J’ai vu sur votre fiche que vous étiez un ancien de la FORPRONU ?
— Oui, oh… Je n’y suis pas resté longtemps, répondit Ari en tirant sur sa cigarette. Et j’y étais en tant que policier civil.
— Croatie, c’est ça ?
— Pourquoi ? Vous y étiez ?
— Non. Trop jeune. Je suis venu après. En Bosnie, à Mostar, en 1997.
Ari haussa les sourcils.
— Avec la SFOR[14] ?
— Oui.
— Pff. Des lopettes !
Le garde du corps éclata de rire au beau milieu de la cour, s’attirant les regards étonnés des fumeurs agglutinés plus loin.
— Pas dans mon régiment, rétorqua-t-il enfin en mâchouillant sa réglisse.
— Attendez… Ne me dites pas que vous étiez dans la Légion étrangère ?
— Si. J’ai servi six ans dans le 2e REI[15], avant d’entrer dans la police pour faire de la protection rapprochée.
— Ah oui ? Et vous êtes vraiment polonais ?
— Plus maintenant. J’ai payé ma dette à la Légion, je suis devenu un bon Français et j’ai pu intégrer la Police nationale.
— Quelle chance ! ironisa Mackenzie.
Au même instant, son téléphone portable vibra dans sa poche. Chaque fois, il ne pouvait s’empêcher d’espérer que le numéro de Lola allait s’afficher sur le petit écran. Mais à nouveau, il dut se rendre à l’évidence : ce n’était pas elle au bout du fil.
— Bouvatier à l’appareil.
— Alors ?
— La DIPJ a préparé une action conjointe avec la BRI. Si mes renseignements sont bons, ils devraient passer à l’acte dans moins d’une heure. Faites pas le con, Mackenzie, hein ?
— Je vais essayer.
Ari raccrocha et écrasa sa cigarette par terre d’un geste impatient. Il attrapa le garde du corps par l’épaule.
— C’est votre voiture, la BMW avec les vitres teintées, là-bas ?
— Techniquement, c’est pas la mienne. Mais c’est là-dedans que je dois vous véhiculer. Elle est entièrement blindée.
— Je vois. Il y a du matos, à l’intérieur ?
Le garde du corps eut un petit sourire entendu.
— Un peu.
— Parfait. Alors Krysztov, préparez-vous, il va y avoir du sport.
— Vous dites ça pour me faire plaisir.